Trudeau père a conseillé de ne pas révoquer la citoyenneté d’un criminel de guerre

OTTAWA — Des pages récemment déclassifiées d’un rapport vieux de 40 ans sur la façon dont le Canada a traité des criminels de guerre nazis suggèrent que des considérations politiques ont joué un rôle clé dans la décision, en 1967, de ne pas dépouiller de sa citoyenneté canadienne un homme pourtant reconnu coupable de crimes de guerre en Union soviétique.

La décision, en 1967, de ne pas extrader l’homme ni de révoquer sa citoyenneté reposait en grande partie sur les conseils de l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau, qui était alors ministre de la Justice et Procureur général.

Le ministre des Affaires extérieures de l’époque avait demandé conseil à M. Trudeau pour savoir s’il devait tenter de révoquer la citoyenneté d’un homme connu dans les documents uniquement sous le nom de «Sujet F».

Jusqu’à cette semaine, les avis de M. Trudeau avaient été supprimés des versions accessibles au public du rapport de l’historien Alti Rodal, rédigé pour les travaux de la Commission d’enquête sur les criminels de guerre, en 1985. 

Le gouvernement fédéral actuel, sous la pression d’organisations juives canadiennes, a publié jeudi 15 pages supplémentaires de ce rapport. B’nai Brith Canada et d’autres organisations font pression depuis des dizaines d’années pour que le rapport complet soit publié.

La demande a pris une nouvelle ampleur l’automne dernier lorsque des parlementaires ont applaudi par inadvertance un homme à la Chambre des communes qui a ensuite été identifié comme ayant combattu pour une unité nazie en Ukraine.

Les Amis du Centre Simon-Wiesenthal et B’nai Brith ont tous deux accueilli favorablement les nouvelles pages.

«Le rapport donne un aperçu de l’histoire honteuse du Canada, qui a admis dans le pays de nombreux anciens nazis et leurs collaborateurs, qui ont presque tous vécu leur vie au Canada sans être embêtés, sans jamais avoir à faire face à la justice», a indiqué vendredi l’organisme les Amis du Centre Simon-Wiesenthal, dans un communiqué.

«Pendant des décennies, la communauté juive du Canada et d’autres ont demandé la publication de ces informations afin de mettre en lumière comment cela avait pu se produire.»

Le premier ministre Justin Trudeau a déclaré que la décision de divulguer les documents supplémentaires visait à équilibrer l’intérêt public et la vie privée. «Je pense que les gens comprennent qu’il s’agit à la fois d’une partie importante du dossier historique, mais aussi d’une partie qui a des implications sur la vie privée et sur la communauté», a-t-il déclaré vendredi lors d’une conférence de presse.

Le rapport avait été d’abord publié, sous une forme très caviardée, en 1987, grâce à la Loi sur l’accès à l’information. Plus de détails ont été publiés l’été dernier à la suite de la nouvelle demande d’accès de B’nai Brith Canada. 

Cette nouvelle version, presque complète, du rapport Rodal rend publiques 15 pages qui étaient auparavant «classifiées», a expliqué jeudi la directrice des communications du ministre fédéral de l’Immigration, Aïssatou Diop.

Logique «abstraite et artificielle»

Les pages montrent que lorsqu’on a demandé à Pierre Elliott Trudeau, en 1967, son avis sur la question de savoir si le Canada devrait chercher à révoquer la citoyenneté du «sujet F», il a répondu que le Canada ne devrait pas le faire.

Premièrement, a déclaré M. Trudeau, il n’y avait aucune preuve que le tribunal de la citoyenneté qui a traité sa demande n’a jamais posé de questions sur les crimes, ni aucune preuve qu’il avait sciemment caché cette information.

Quelques mois plus tard, lorsqu’on lui a demandé de réviser la décision, le ministre Trudeau a maintenu sa position antérieure, affirmant que rien dans la Loi sur la citoyenneté n’obligeait même le «sujet F» à avouer ses actes.

«L’obligation du demandeur est de convaincre le tribunal qu’il a bonne moralité», déclarait M. Trudeau. «Il n’est pas tenu de convaincre le tribunal qu’il n’a, à aucun moment de son passé, commis un acte répréhensible.»

M. Rodal a qualifié cette logique de «hautement abstraite et artificielle», étant donné que ce dont le «sujet F» était accusé impliquait une participation directe à la mort de milliers de personnes.

Le «sujet F», un Canadien naturalisé immigré de Lettonie, avait été condamné par contumace par l’Union soviétique, en 1965, dans une affaire qui l’identifiait comme le «capitaine d’un peloton d’exécution qui a assassiné 5128 Juifs» en Lettonie pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pierre Trudeau a poursuivi en disant que même s’il comprenait l’inquiétude des Canadiens juifs face à l’inaction à l’égard des criminels de guerre au Canada, «il me semble, d’un autre côté, qu’il serait très mal avisé que le gouvernement entreprenne cette entreprise risquée». 

Il soutenait qu’accuser publiquement un citoyen canadien reconnu coupable par contumace en Russie ferait peur à tout Canadien naturalisé – que quelque chose qu’il a fait dans son passé pourrait maintenant être un motif pour que le gouvernement lui révoque sa citoyenneté.

Suivant les conseils du Procureur général Trudeau, le gouvernement a finalement décidé qu’il ne pouvait rien faire concernant les allégations contre le «sujet F».

Peu de temps après, des avocats du ministère des Affaires extérieures ont rédigé une note exprimant leur mécontentement face à la décision et souhaitant qu’elle soit réexaminée, car elle n’était pas prise pour des raisons juridiques mais plutôt politiques.

«En termes purement juridiques, on peut soutenir que le gouvernement est libre d’entamer une procédure de révocation en vertu de la Loi sur la citoyenneté, malgré l’avis du Procureur général, ont-ils écrit. Il nous semble que la décision du gouvernement de ne pas le faire est une question de politique plutôt que de loi.»

Les pages non caviardées montrent également que le ministère des Affaires extérieures – maintenant connu sous le nom d’Affaires mondiales Canada – croyait que les demandes de la Tchécoslovaquie et de l’Union soviétique d’extrader quatre criminels de guerre accusés ou reconnus coupables étaient de nature politique et visaient à embarrasser le Canada.

Toutefois, la même note indique que les quatre personnes impliquées étaient très probablement «coupables d’avoir commis des atrocités».

Le «sujet F», selon la note, se distinguait par le fait qu’il était «un ardent laquais des nazis, non seulement coopérant activement avec les forces d’occupation allemandes, mais servant en fait leurs escadrons d’extermination de Juifs et de Tsiganes».