La coroner Géhane Kamel dit avoir été marquée par son enquête sur Maureen Breau
MONTRÉAL — «Ces deux familles-là, à tout jamais, elles resteront gravées dans mon coeur. À tout jamais.»
La coroner Géhane Kamel rencontrait les médias, mardi, au lendemain du dépôt de son volumineux rapport sur la mort de Maureen Breau et d’Isaac Brouillard Lessard, survenues lors d’une tragique intervention policière, le 27 mars 2023, à Louiseville en Mauricie.
La sergente Breau, une policière de la Sûreté du Québec âgée de 42 ans, a été poignardée à mort par M. Brouillard Lessard, un homme de 35 ans ayant de lourds antécédents de problèmes de santé mentale, lui-même abattu par les collègues de la policière quelques instants après avoir attaqué celle-ci.
Il ne faisait aucun doute que cette affaire a bouleversé l’avocate, qui en a analysé plusieurs autres à titre de coroner, une fonction dont la mission est d’enquêter sur les causes et circonstances de décès et d’émettre des recommandations.
La détresse du père
Ce n’est pas un hasard qu’elle ait tenu à mentionner les deux familles, ayant été témoin de la détresse et de l’impuissance des parents d’Isaac Brouillard Lessard qui ont tout fait pour soutenir leur fils durant son parcours difficile dans le réseau de la santé et qui ont tenté plus d’une fois de faire intervenir les autorités quand celui-ci semblait perdre le contact avec la réalité.
«C’est probablement une des choses qui me fait le plus mal dans ce dossier-là, que le père d’Isaac a dit: est-ce que vous attendez qu’il se passe quelque chose pour intervenir?»
Quant à Maureen Breau, la coroner l’a gardée près d’elle dans la poursuite de son travail. «Les parents de Maureen m’ont remis pendant l’audience un signet, (avec) la photo de Maureen, que j’ai gardé tout près de mon écran tout au long de la rédaction de ce rapport», a raconté Me Kamel.
Crainte de la remise sur une tablette
Dans les minutes suivant la conférence de presse, un ami proche de la famille de Maureen Breau, le vice-président de l’Association des policières et policiers du Québec (APPQ), Dominic Roberge, a dit que la famille s’était sentie écoutée durant l’enquête de la coroner et il accueille favorablement son rapport. «Pour eux, c’est une page qui se tourne. C’est un chapitre qui se clôt présentement», a-t-il dit.
Il a cependant précisé que «leur crainte, c’est que le rapport soit mis sur une tablette et qu’on édulcore un peu les recommandations et qu’on finisse par arriver avec un plan B qui ne serait pas tout à fait ce qui avait été imaginé par la coroner. C’est une préoccupation.»
Les conclusions de la coroner ont été largement diffusées. En gros, elle dénonce l’absence de communication entre les diverses instances impliquées et le manque de suivi psychiatrique d’Isaac Brouillard Lessard et propose près d’une quarantaine de recommandations pour corriger les multiples lacunes constatées du côté de la santé, de la justice et de la police, notamment.
«On a eu plusieurs occasions ratées de pouvoir donner des soins à ce jeune homme-là», a-t-elle déploré.
Des signaux multiples
La police avait reçu quatre appels impliquant Isaac Brouillard Lessard entre décembre 2022 et le 27 mars 2023, lorsqu’elle est allée l’arrêter pour profération de menaces et violation de sa probation. Celui-ci avait été déclaré non criminellement responsable à cinq reprises pour des infractions en 2014 et 2018. Il avait également passé un an dans un hôpital psychiatrique de Montréal et avait été suivi par la Commission d’examen des troubles mentaux du Québec depuis 2014.
Le risque que le jeune homme soit dangereux était connu, surtout lorsqu’il cessait de se médicamenter et on le savait du côté du réseau de la santé. «Si Isaac avait été suivi et avait été compliant à sa médication, on ne se serait pas rendu là. Mais dans tous les cas, le jour où on voit qu’il commence à être réfractaire à sa médication et qu’il dit « moi je ne veux rien savoir des services », cette situation aurait pu être évitée si on l’avait ramené en détention en centre hospitalier», a fait valoir la coroner.
Volonté politique
Géhane Kamel, qui s’est déjà penchée sur un autre dossier du genre, espère que le système réussira à corriger ses lacunes les plus graves tout en se réjouissant de l’amorce d’une révision judiciaire avec le projet de loi 66, qui porte le nom de projet de loi Maureen Breau. «On sent une volonté politique de s’assurer que ces situations-là ne se reproduiront pas. Maintenant, est-ce que je vis dans mon monde de licornes comme j’ai l’habitude de le faire? J’espère que non. Je pense sincèrement qu’il y a des choses qui sont mises en place.»
Elle trouve dommage que de tels cas, qui «font beaucoup de bruit, font beaucoup de dommage et font beaucoup de mal», viennent porter ombrage aux nombreux autres dossiers de gens «qui ont eu des traitements au bon moment, qui ont été accompagnés et qui vivent en société» dont on ne parle jamais. Selon elle, cette tragédie est «une occasion maintenant de s’assurer que les gens qui reçoivent des soins les reçoivent de manière digne et que les familles qui les entourent soient entendues. (…) Il ne faut pas rater ce rendez-vous, ça c’est clair.»
Policiers: un rôle en évolution
À l’issue de la conférence de presse de Me Kamel, qui se déroulait au quartier général de la Sûreté du Québec, à Montréal, le porte-parole du corps policier, l’inspecteur-chef Patrice Cardinal, a fait valoir que des nouvelles formations étaient à être mises en place. Il a dû reconnaître que les corps policiers en général devaient s’ajuster à de nouvelles réalités.
«Le rôle des policiers a complètement changé. Par exemple, il y a 25 ans, quand j’étais à l’École nationale de police, on parlait encore de vols dans des banques», a-t-il noté, soulignant que la moitié des appels reçus au 9-1-1 n’étaient pas des dossiers criminels, mais bien des dossiers sociaux. Une part croissante de ces appels touche spécifiquement la santé mentale.
«C’est un incontournable que les policiers participent à la solution, a-t-il avancé. On ne peut pas avoir l’ensemble de la responsabilité, mais on ne peut pas être exclus de la responsabilité non plus.»
Rendre les renseignements accessibles
Le président de l’APPQ, Jacques Painchaud, doit témoigner mercredi devant la commission parlementaire qui étudie le projet de loi Maureen Breau. Prenant au bond la balle de la communication lancée par Me Kamel, il entend notamment demander que les informations qui font état du risque que présente une personne comme Isaac Brouillard Lessard soient incorporées dans la banque de données du Centre de renseignements policiers du Québec, afin d’avoir une meilleure idée des problèmes qu’ils pourraient rencontrer en se présentant chez une personne faisant l’objet d’une plainte, des renseignements qui porteraient sur le comportement d’un individu, mais qui ne contiendraient pas d’informations médicales afin de respecter la confidentialité de ces éléments.
À Québec, à l’ouverture des travaux sur le projet de loi Maureen Breau, le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, s’est dit ouvert à la possibilité d’amender le projet de loi en fonction des recommandations de la coroner Kamel.
Il estime toutefois que dans sa forme actuelle, il «répond positivement à deux problèmes majeurs: la communication déficiente entre les différents partenaires, les équipes médicales, les policiers et, de l’autre côté, le suivi d’une personne qui a des conditions suite au jugement de la CETM».